Casse ouvrière

 

Voici une histoire du chagrin ouvrier. De femmes et d'hommes qui se sont contentés d'être, sans possibilité de devenir. Ce doc, signé Jean-Gabriel Périot - d'après l'essai autobiographique du sociologue et philosophe Didier Eribon -, débute au temps où la « République de la justice et du travail » réclamait le pain, l'emploi et le respect.

Un matin vers 5 heures, le grand-père Eribon croise quelques bourgeois éméchés qui rentrent de soirée. « Salaud de pauvre ! » hurlent-ils à l'adresse de l'ouvrier en route pour son travail.

En ménage avec une femme illettrée qui avait été engrossée puis abandonnée, l'homme lui fera trois autres enfants, avant que la mère les confie à une famille d'accueil. Qui s'en débarrassera à son tour, pour les livrer à l’hospice. Elle « faisait la noce », cette grand- mère. Et, lorsque les bottes allemandes sont entrées en France, elle est partie volontairement travailler dans le pays du vainqueur. Avant d'être tondue à la Libération, accusée d'avoir eu une relation amoureuse avec un soldat vert-de-gris.

 

Le dégoût

Dans l'institution où a échoué la future mère de Didier Eribon, les enfants quittent les bancs de l'école à 14 ans. Les garçons vont à la ferme et les filles au ménage. La petite avait rêvé d'études, elle est placée comme bonne. Elle est jeune, elle est harcelée par ses maitres, elle se tait. Une presque orpheline ne peut dénoncer l'homme riche qui l'emploie.

Dans un bal de quartier, la jeune femme rencontre un ouvrier. Lui aussi a quitté l'école. Jamais il n'a songé que la société pouvait lui offrir mieux. Aux pauvres la République avait légué un savoir utilitaire – un socle pour prier. travailler et marcher droit -, aux riches elle avait dispensé la culture. L'usine attendait le futur mari. « Il n’a pu échapper à ce qui lui était promis par toutes les lois, tous les mécanismes de la reproduction. »

Lorsque Didier Eribon naît, à Reims, en 1953, sa famille s'entasse à quatre dans une chambre meublée. Il parlera d'extrême pauvreté. Puis ce fut le cube de béton d'une cité ouvrière, sans salle de bains, le HLM, enfin. Le père travaille dans deux fabriques pour gagner quelques sous, la mère fait des ménages et des lessives. Un jour, sa patronne la sermonne devant son fils. Elle pleure. « J'éprouve encore du dégoût pour ce monde où l'on humilie comme on respire et j'ai conservé de cette époque la haine pour les rapports de pouvoir et les relations hiérarchiques », écrira- t-il plus tard.

Dans son livre comme dans ce doc, lu par Adèle Haenel, l'auteur raconte comment la violence sociale façonne les hommes. Comment l'usine les dévore puis les recrache. Comment une famille communiste, devenue raciste en se rêvant supérieure à plus pauvre qu'elle, a baissé les bras. comment des travailleurs, négligés par les hiérarques de la gauche institutionnelle, en sont venus à voter Front national. Cette famille, Eribon lui en a voulu longtemps. Il n'éprouvait aucune envie de la revoir. Avant que le père meure et que la mère se confie.

Illustrée par des archives déchirantes et des extraits de films immortels - La vie est à nous, Zéro de conduite... -, voilà la fin d'un monde ouvrier.

 

Sorj Chalandon
Le Canard enchaîné
17 novembre 2021